Macron, Hollande, Sarkozy : entre les présidents et leur père, une histoire compliquée

Par Vanessa Schneider et Solenn de Royer

Publié hier à 02h30, mis à jour à 13h04Lecture 20 min.

Jean-Michel Macron, Georges Hollande et Pal Sarkozy. Trois hommes liés par le destin d’un enfant élu président. Mais leurs fils s’épanchent peu sur ceux dont ils portent le patronyme. Comme si s’était aussi offert à eux, dans la conquête du pouvoir, un moyen de s’affranchir de la figure du père.

La salle des fêtes de l’Elysée est pleine à craquer. Les trois cents invités attendent Emmanuel Macron, qui s’entretient à l’étage avec François Hollande, pour la passation des pouvoirs, ce 14 mai 2017. L’orchestre de la garde républicaine joue L’Apothéose de Berlioz. Les dignitaires de la République conversent sous les plafonds à caissons du salon. Brigitte Macron, en robe bleue, est entourée de ses deux filles, Tiphaine et Laurence. On ne voit qu’elles, les Auzière, cheveux blonds, silhouettes fines et élégantes, leur joie évidente, et l’excitation de leurs enfants. Il y a aussi leurs conjoints, et leur frère, Sébastien.

Guidé par les huissiers vers le carré de la famille, un ami du jeune président cherche en vain du regard le « côté Macron ». Il finit par apercevoir un homme de taille moyenne, les cheveux dégarnis et coiffés en arrière, avec un nœud papillon. Les bras croisés, celui-ci observe avec un air ronchon et amusé la valse des courtisans qui guettent le nouveau chef de l’Etat. L’invité, qui lui trouve une vague ressemblance avec « Emmanuel », vient se présenter à lui :

– Ça n’arrive pas à tout le monde d’être le père d’un président qu’on installe…

– Non, sans doute, répond Jean-Michel Macron, glacial. Puis, regardant sa montre : « Vous savez si ça dure longtemps ? »

Un point commun, non des moindres

Macron, Hollande, Sarkozy, trois présidents, trois familles, trois univers différents, trois trajectoires singulières, mais un point commun et non des moindres : aucun n’a su trouver de relation véritablement apaisée avec son père. Une particularité qui interroge : être en conflit avec la figure paternelle permet-il de libérer plus facilement une ambition débordante pour atteindre le sommet de l’Etat ? Désirer ardemment être aimé du plus grand nombre, choisi, élu par son peuple, n’est-il pas une forme de réponse aux meurtrissures de l’enfance ? Estimer ne rien devoir à personne n’aide-t-il pas à mépriser les obstacles qui se dressent inévitablement sur la route du pouvoir ? Il est en tout cas permis de penser que ces trois histoires de père-fils-là – si différentes soient-elles – donnent certaines clés pour comprendre la construction de ces destins hors du commun.

« OUI, CE SOIR-LÀ, J’ÉTAIS HEUREUX PARCE QU’EMMANUEL A RÉUSSI À FAIRE CE QU’IL VOULAIT FAIRE. IL EST ENTRÉ DANS L’HISTOIRE DE FRANCE, CE N’EST PAS RIEN. » JEAN-MICHEL MACRON

Entre Emmanuel Macron et son père, il n’est pas question d’opposition frontale, mais d’une forme de distance et d’éloignement. Si Jean-Michel Macron, qui déteste les jeux de cour, n’a pas aimé la cérémonie d’investiture, sous les ors de l’Elysée, il a été saisi par l’apparition de son fils dans la nuit, au soir de la victoire, devant la Pyramide éclairée. Mais qui a remarqué l’émotion de cet homme discret et réservé au pied de l’estrade où l’élu allait prononcer son premier discours de président, à 39 ans ? Le fils, lui-même, a-t-il su que ce dernier avait pleuré en le regardant traverser l’esplanade du Louvre ? A-t-il deviné, derrière les airs rogues et caustiques de ce neurologue de 70 ans, sa fierté pudique ?

Jean-Michel Macron qui a accepté de nous parler – c’est la première fois qu’il s’exprime depuis 2017 –, le concède pourtant volontiers. « Oui, ce soir-là, j’étais heureux parce qu’Emmanuel a réussi à faire ce qu’il voulait faire. Il est entré dans l’histoire de France, ce n’est pas rien. » Le père se dit également « fier » de la manière dont son fils a conquis le pouvoir, « à la façon d’un Bonaparte ! »

Absent de la légende officielle

En dépit de ces mots aimants et tendres, Jean-Michel Macron n’a jamais figuré dans la légende officielle qu’entretient l’enfant prodige. Les plus proches collaborateurs du président ne connaissent rien de ce professeur au CHU d’Amiens, qui vit toujours dans le quartier résidentiel d’Henriville, où il a élevé Emmanuel, Laurent et Estelle – tous deux médecins aujourd’hui. A ses amis de « prépa » au lycée Henri IV, puis, plus tard, à ceux de Sciences Po et de l’ENA, le jeune Macron n’en disait pas davantage. Il pouvait raconter ­longuement ses échanges avec Max Gallo, au fils duquel il donnait des cours, mais pas un mot sur son propre père.

« LA VRAIE FIGURE PARENTALE [DE MACRON], C’EST LA GRAND-MÈRE. » BRUNO ROGER-PETIT, CONSEILLER À L’ELYSÉE

« Les liens semblaient un peu ­distendus », confirme son témoin de mariage et condisciple de Sciences Po, Marc Ferracci, qui évoque un moment familial « compliqué » pour son ami, au moment où s’est nouée sa relation avec Brigitte, son ancienne professeure de théâtre. A tous, depuis toujours, Emmanuel Macron préfère raconter qu’il a été élevé par sa grand-mère maternelle, Germaine Noguès, dite « Manette », pur produit de la méritocratie républicaine, fille d’un cheminot et d’une femme de ménage illettrée, devenue directrice d’école, plutôt que par des parents médecins qui menaient une existence bourgeoise, « classique » dit le père. « La vraie figure parentale, c’est la grand-mère », juge le conseiller élyséen Bruno Roger-Petit.

Dans son livre, Révolution (XO, 2016), ou lors de ses meetings de campagne, Macron laisse entendre que cette grand-mère, qui allait le chercher à l’école, lui a tout appris, littérature, philosophie et poésie. Il reste en revanche très discret sur ce père « intello et féru de lettres anciennes », comme nous le décrit Brigitte Macron. Passionné par l’archéologie, l’histoire et les sciences, ce dernier aidait pourtant son fils à travailler son grec, tout en lui faisant découvrir les auteurs classiques.

« EMMANUEL EST CAPABLE DE TIRER DE CHACUN CE QUI PEUT LUI RENDRE SERVICE À LUI… » JEAN-MICHEL MACRON

Conscient de l’« emprise » que sa belle-mère exerçait, Jean-Michel Macron allait parfois demander à cette « femme de caractère », un peu trop envahissante et possessive, de laisser respirer son fils. En vain. « Emmanuel est capable de tirer de chacun ce qui peut lui rendre service à lui… », résume le père, fataliste.

Intransigeant et austère, un peu sauvage sans doute, que comprend-il de ce fils enjôleur et pressé, aspiré par la lumière ? « Emmanuel est un grand acteur, un séducteur, observe Jean-Michel Macron. C’est utile en politique. » Lui déteste les mondanités et les honneurs, le « narcissisme » de l’époque. Il abhorre la presse people où son fils s’expose parfois, mais dit que c’est le « problème » d’Emmanuel, pas le sien. La liste de ses griefs n’en finit pas : il n’aime pas Amiens, « ville triste », exècre l’étroitesse d’esprit des notables de province, la « médiocrité » de la politique locale, le « conservatisme » des sénateurs, des syndicats et des partis… Il s’excuse d’être aussi « méchant », et se met à rire doucement. « C’est un ours », glisse parfois le président à ses amis les rares fois où il parle de lui.

Un homme brutal avec sa famille

« Entre ce père et son fils, aucun langage pour communiquer, aucune possibilité d’échanges : deux étrangers », écrivait Roger Martin du Gard dans Les Thibault, grande fresque familiale du début du XXsiècle. C’est aussi une forme de distance, mais beaucoup plus douloureuse, qui caractérise les relations que François Hollande et Nicolas Sarkozy entretiennent avec leurs pères. Le 7 avril, en plein confinement, le socialiste rendait hommage au sien, Georges Hollande, décédé trois jours plus tôt, à 96 ans. « Respect pour un père que j’aurais voulu embrasser une dernière fois », écrivait-il sur Twitter avant de remercier le personnel de l’Ehpad qui l’hébergeait depuis un an.

Lorsqu’on le rencontre et le questionne sur le choix, singulier, du mot « respect », préféré à d’autres, chagrin ou affection, le regard de l’ancien président se brouille un instant. « C’est vrai, c’est le seul terme qui me soit venu », admet, surpris, celui qui laisse généralement si peu transparaître ses émotions.

De ce père ombrageux, ancien médecin, il ne semble garder que des souvenirs blessants. Un homme brutal avec son épouse, Nicole, et ses deux fils, Philippe et François, autoritaire et insécurisant à la fois. « Il était violent, perpétuellement en colère, il avait besoin d’être en conflit, nous confie François Hollande. Il n’avait pas d’amis, n’aimait personne. Il s’est fait un film tout seul, celui de la défense de l’Algérie française, qui ne correspondait à aucune histoire familiale. C’était une sorte d’anar de droite qui s’est placé dans la contestation de tous les pouvoirs, de la politique, de la démocratie. »

François Hollande (à droite), avec son père et Ségolène Royal, et Jean-Louis Audren, un ami d’enfance, lors d’un week-end dans le Calvados en 1979.

François Hollande (à droite), avec son père et Ségolène Royal, et Jean-Louis Audren, un ami d’enfance, lors d’un week-end dans le Calvados en 1979. PARIS MATCH / SCOOP

Farouche opposant du général de Gaulle et grand admirateur de l’ancien camelot du roi Jean-Louis Tixier-Vignancour, Georges Hollande s’est présenté en 1959 aux municipales de Rouen, où est né François, sur une liste d’extrême droite. Il fait une deuxième tentative, aux côtés d’anciens collabos et de membres de l’OAS, en 1965 à Bois-Guillaume, dans l’agglomération rouennaise, où il a ensuite installé sa famille.

Très proche de sa mère, Nicole Tribert, décédée en 2009, dont le cœur penchait à gauche, le jeune François se forge dès l’adolescence une identité politique aux antipodes des idées paternelles. Lors de son grand meeting du Bourget, le 22 janvier 2012, il n’a qu’une phrase pour lui, pour le remercier d’avoir eu « des idées contraires » aux siennes, ce qui l’a « aidé à affiner » ses « convictions ». « Je lui suis reconnaissant de m’avoir plongé dès l’enfance dans le bain de la politique, précise-t-il. Son activisme a éveillé mon envie de comprendre. »

« IL A VENDU LA MAISON, A JETÉ LA PLUPART DE NOS AFFAIRES À LA POUBELLE, ON A QUITTÉ LA VILLE BRUSQUEMENT. » FRANÇOIS HOLLANDE

Davantage que de leurs désaccords politiques, c’est de l’instabilité d’un père, qui envoyait régulièrement tout valser, sans égard aucun pour les siens, que François Hollande semble avoir le plus souffert. Médecin ORL réputé, à la tête d’une des plus fameuses cliniques de Rouen, Georges décide brutalement de déménager à Paris et de se lancer dans l’immobilier, quand François a 14 ans. Un arrachement. « Il a vendu la maison, a jeté la plupart de nos affaires à la poubelle, on a quitté la ville brusquement », se souvient le fils.

Quelques années plus tard, Georges recommence, arrête son nouveau métier sur un coup de tête pour investir dans des agences de voyages. « Quand ça allait trop bien, il bazardait tout », résume Hollande en parlant de ce père si peu doué pour le bonheur. De cette inquiétante violence, de ce perpétuel sentiment d’insécurité, du ressentiment qu’il en nourrit peut-être, l’ancien président n’a jamais parlé avec ses amis. « Je suis incapable de décrypter la relation qu’a François avec son père, confie ainsi son condisciple de l’ENA Michel Sapin. Elle n’existait pas pour son entourage. Or, quand un ami ne veut pas se dévoiler, on ne le pousse pas dans ses retranchements. »

Fantasque, mythomane et aventurier

Est-ce par pudeur, lui aussi, ou parce que les blessures restent encore vives, que Nicolas Sarkozy se refuse obstinément à évoquer son propre père et préférerait qu’on ne rencontre pas ce dernier ? Rendez-vous avait été pris avec Pal Sarkozy, 92 ans, dans son appartement de l’île de la Jatte, à Neuilly-sur-Seine, avant qu’il n’annule quelques jours plus tard, à la demande de son fils.

A l’opposé du ténébreux Georges Hollande ou du discret médecin de province Jean-Michel Macron, Pal Sarkozy de Nagy-Bocsa est un personnage fantasque, mythomane, un aventurier qui quitta sa femme et ses trois garçons du jour au lendemain, quand Nicolas avait 5 ans. Arrivé à Paris en 1948, ce Hongrois issu de la petite noblesse désargentée, qui s’inventa un château, consacra une grande partie de sa vie à séduire les dames ; il en épousera quatre. Le 9 mai 2006, devant des milliers de militants réunis à Nîmes pour un meeting, Nicolas Sarkozy se définira en « fils d’immigrés hongrois », préférant évoquer ses origines plutôt que de citer ce père, absent et encombrant à la fois. Un an auparavant, dans une émission de télévision, il avait repris ces paroles du chanteur Calogero : « A part d’un père, je ne manque de rien ».

« MOI QUI VENAIS D’UNE FAMILLE BOURGEOISE CLASSIQUE, J’ÉCARQUILLAIS LES YEUX QUAND IL ME DISAIT QU’IL ALLAIT VOIR SON PÈRE POUR LE CONTRAINDRE DE PAYER À SA MÈRE LA PENSION ALIMENTAIRE. » BRICE HORTEFEUX, AMI DE NICOLAS SARKOZY

Très proche de sa mère, Andrée Mallah, dite « Dadu », une femme courageuse devenue avocate après son divorce, l’ancien président s’est frotté, dès la petite enfance, à ce père flambeur et désinvolte, qui s’invitait régulièrement à la table familiale. Brice Hortefeux, l’un de ses plus proches amis, dit ne leur avoir jamais connu de « relations apaisées ». « Nicolas lui en voulait terriblement d’avoir abandonné sa mère, se souvient-il. Moi qui venais d’une famille bourgeoise classique, j’écarquillais les yeux quand il me disait qu’il allait voir son père pour le contraindre de payer à sa mère la pension alimentaire. »

Pal n’est pas seulement ce père volage et défaillant, il n’a jamais caché que son deuxième fils Nicolas, le seul de la famille à être « petit », répétait-il, n’était pas son enfant préféré. Contrairement aux deux autres garçons qu’il a eus avec Andrée, Guillaume, l’aîné, et François, le troisième, qu’il aime décrire comme bien plus grands, forts, doués et fortunés.

Aucun scrupule

A l’inverse de Georges Hollande, qui vivait discrètement sur les hauteurs de Cannes, ou de Jean-Michel Macron, qui se tient loin de la lumière depuis l’élection présidentielle, Pal Sarkozy n’a eu aucun scrupule à se réchauffer à la célébrité de son fils devenu président. Peintre depuis quelques années, il organise ainsi en 2010, à grand renfort de publicité, une exposition de ses œuvres, des photomontages aux couleurs criardes, d’abord en Hongrie, puis à Paris. Il tente de faire grimper sa cote en représentant son fils et sa bru Carla Bruni, puis en posant à leurs côtés à l’Elysée.

« En tant qu’artiste, c’est un avantage énorme de porter le nom du président », reconnaît-il alors, sans vergogne, dans les colonnes du Parisien. La même année, il publie chez Plon un livre de mémoires, Tant de vie, dans lequel il estime judicieux de révéler que Dadu n’était pas vierge lorsqu’il l’a rencontrée. Une indélicatesse qui rend son fils fou furieux, comme ce jour de 2011 où Pal a jugé bon d’annoncer lui-même la grossesse de Carla au tabloïd allemand Bild.

Nicolas Sarkozy pose avec son père, Pal, et une de ses œuvres, à l’Elysée, en 2008.

Nicolas Sarkozy pose avec son père, Pal, et une de ses œuvres, à l’Elysée, en 2008. HADJ / SIPA

Frétillant devant le soudain intérêt qu’il suscite, le père du président multiplie les interviews, toutes plus désobligeantes les unes que les autres à l’égard de son fils. « En privé, il est chaleureux et gentil, même s’il parle essentiellement de lui », balance-t-il dans Paris Match, en mars 2010, avant de se moquer de sa silhouette : « Comme il a tendance à grossir, il est perpétuellement au régime. »

« [NICOLAS SARKOZY] SAVAIT QUE PAL FAISAIT DU BUSINESS SUR SON NOM ALORS QU’IL N’AVAIT JAMAIS ÉTÉ LÀ POUR LUI. » PIERRE CHARON, SÉNATEUR LR

Autrice du livre Même les politiques ont un père (Stock, 2015), la journaliste Emilie Lanez, qui a rencontré Pal Sarkozy en 2014, a quitté l’appartement de ce dernier avec une infinie « compassion » pour le « fils d’un tel père ». Devant elle, Pal Sarkozy a proféré une « litanie d’horreurs » sur Nicolas, « élève médiocre » et complexé, le seul à ne pas avoir hérité de ses « bons gènes ». Il lui a montré aussi un de ses collages : une page du Figaro annonçant la victoire de Sarkozy, le 6 mai 2007, mais à la place du visage de l’élu, il a collé le sien. Des « Pal président ! » complètent cette œuvre déconcertante.

L’attitude du père exaspère le fils. « Dès que sa secrétaire lui disait “votre père a appelé”, il se tournait vers nous en levant les yeux au ciel », se remémore l’ami et ancien collaborateur, le sénateur LR Pierre Charon. « Il savait que Pal faisait du business sur son nom alors qu’il n’avait jamais été là pour lui. » Quand, à peine élu président, Nicolas Sarkozy effectue un déplacement à Budapest, il rend hommage à « la patrie » de son père. Mais lorsque les autorités hongroises, pensant lui faire plaisir, lui remettent un épais dossier généalogique sur la famille Sarközy de Nagy-Bocsa, il l’« oublie » dans sa chambre d’hôtel. Tout est dit.

Tenter de décourager le couple

Quelle est la part du rapport père-fils dans la construction d’un destin politique ? Comment ne pas penser que la manière dont Emmanuel Macron s’est affranchi des codes et des règles a quelque chose à voir avec la blessure infligée par des parents ayant espéré le voir « rentrer dans le rang » ? « A l’heure où l’on choisit sa vie, je voulais un monde, une aventure qui me soient propres. (…) J’ai toujours eu cette volonté-là : choisir ma vie », proclame-t-il dans Révolution. C’est ce qu’il a fait en épousant à 29 ans sa professeure de théâtre, Brigitte Auzière, de 24 ans son aînée, à l’issue de treize années compliquées.

Quand elle comprend que son fils de 16 ans est amoureux d’une enseignante mariée de son lycée, Françoise Noguès demande à son mari – ils ont divorcé depuis – de tenter de les décourager. « Elle m’a fait jouer le rôle du père fouettard », admet l’intéressé, qui a une explication avec Brigitte. Cette histoire « me semblait prématurée, vu son âge », dit Jean-Michel Macron, qui espère alors secrètement que son fils « passe à autre chose ».

Le 14 mai 2017, Emmanuel Macron embrasse sa mère, Françoise Noguès, lors de sa cérémonie d’investiture. A gauche, son père, Jean-Michel.

Le 14 mai 2017, Emmanuel Macron embrasse sa mère, Françoise Noguès, lors de sa cérémonie d’investiture. A gauche, son père, Jean-Michel. PHILIPPE WOJAZER / AP / SIPA

La période n’a « pas été facile », reconnaît devant nous Brigitte, à demi-mot. Ces turbulences abîment, un temps, la relation entre le père et le fils, qui quitte Amiens et ses médisances pour faire sa terminale à Paris. « Une période de distance, plus que de tension, nuance l’ami Marc Ferracci. Plus il a gagné en autonomie, plus ça a semblé s’apaiser. » Des années après, Jean-Michel Macron assure que le départ d’Emmanuel pour Paris, programmé de longue date, n’était pas un moyen de l’éloigner de Brigitte : « Je savais pertinemment qu’elle le rejoignait là-bas. C’était d’un autre temps de s’y opposer… J’ai toujours dit à mes enfants : “choisissez la vie que vous aimez” ». Lui qui a eu 17 ans en 1968 sait bien qu’à cet âge-là « les jeux sont faits ».

« QUAND ON A UN PÈRE QUI EST À CE POINT DANS LA RETENUE, ON A ENVIE D’ALLER VERS LES GENS, DE LES AIMER. » FRANÇOIS HOLLANDE

Pour tous les proches de Nicolas Sarkozy, il est évident que ce dernier n’aurait pas nourri la même détermination, un tel désir de revanche, s’il ne s’était pas senti à ce point méprisé. « Ça a été un moteur car il a vu sa mère reprendre ses études et se battre. Ça lui a donné une notion de l’effort et du combat qui l’a structuré », note son ami Brice Hortefeux. François Hollande reconnaît lui aussi volontiers que beaucoup est à chercher dans le bouillon familial. Son optimisme et sa jovialité seraient le décalque inverse de la folle noirceur de ce père qu’il aurait tant aimé savoir dérider.

« Il a toujours dit que le monde courait à sa perte, se rappelle l’ancien ­président. Il était obsédé par le déclin de l’Occident, l’explosion démographique, l’immigration. Quand le coronavirus est arrivé, ça le réjouissait plutôt, comme si cela donnait raison à toutes ses prédictions catastrophistes. » Face à cet homme « perpétuellement contrarié », François Hollande a trouvé du réconfort auprès de sa mère, « avec qui la vie était simple et belle », et s’est dit très tôt que « le bonheur est à rechercher ». « Quand on a un père qui est à ce point dans la retenue, on a envie d’aller vers les gens, de les aimer », glisse-t-il.

C’est également en réaction à ce père querelleur qu’il a forgé cet art du compromis et de l’esquive. A l’inverse de son frère musicien, Philippe, de deux ans son aîné, qui a choisi l’affrontement « total », au risque de s’abîmer. Il est mort en 2017, au terme d’une vie blessée. « Ni l’un ni l’autre n’étaient raisonnables, raconte Hollande. Ils se nourrissaient de leur conflit, ne pouvaient pas vivre sans. Il y avait entre eux beaucoup d’excès et de violence, je n’allais pas en rajouter, j’essayais d’être dans l’arrangement. »

Mentors politiques et figures protectrices

L’ancien président socialiste n’a jamais eu besoin de père de substitution, à l’inverse de Nicolas Sarkozy, qui s’est rapproché de son grand-père Benedict Mallah, médecin à Neuilly, chez qui la famille habita un temps après le départ de Pal, et avec lequel il partageait une passion pour le vélo, le général de Gaulle et la politique. Il eut ensuite d’autres mentors, ceux des débuts à Neuilly, Achille Peretti et Charles Pasqua, puis Jacques Chirac, qui le considérait comme un fils avant d’être trahi par le jeune homme pressé, qui s’était choisi un autre parrain, Edouard Balladur.

Emmanuel Macron s’est, lui aussi, trouvé des figures paternelles l’ayant couvé dans son ascension, notamment Henry Hermand, riche industriel proche de Michel Rocard, qui lui a ouvert carnet d’adresses et carnet de chèques. C’est lui qui a financé les noces de son protégé dans les salons de l’hôtel Westminster au Touquet, le 20 octobre 2007, réglant avec Brigitte les détails du menu comme le déroulé de la fête.

Sur le plan politique, aussi, Macron s’est entouré d’hommes plus âgés, comme l’ex-maire de Lyon, Gérard Collomb. « Il est vrai qu’il y avait entre nous un peu une relation de ce type, j’apportais une expérience, une maturité », raconte Collomb, avant de se mettre à rire : « Mais il ne m’a jamais appelé papa ! » Ces figures ont leurs limites, en effet. « Brigitte finit toujours par dire qu’Emmanuel se suffit à lui-même », résume un proche du couple.

Quelles que soient les difficultés avec leurs pères, aucun des trois présidents n’a coupé les ponts. Ils ont d’ailleurs, pour la plupart, croisé les pères des autres. Un samedi matin, juste avant de quitter l’Elysée, où il était secrétaire général adjoint, Macron a frappé à la porte du bureau de Hollande : « Je te présente mon père. » Il avait fait faire à Jean-Michel, électeur socialiste mais grand admirateur de Valéry Giscard d’Estaing, un tour du palais et ne voulait pas manquer de passer par le bureau présidentiel.

« J’AURAIS ÉTÉ VRAIMENT FIER SI L’UN DE MES FILS AVAIT ÉTÉ PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS ! » PAL SARKOZY

François Hollande a également rencontré Pal Sarkozy, à l’occasion d’une cérémonie : « Il était adorable avec moi, il n’a pas cessé de me répéter “je vous aime beaucoup”, pour emmerder son fils ! », s’amuse-t-il. Lorsque le 6 mai 2012, le socialiste a su qu’il allait être élu, il avait déjà perdu sa mère. C’est donc son père qu’il a appelé dans les premiers pour annoncer la nouvelle. « Sa première réaction a été de me dire : “Je te plains, ça va être très difficile” », se souvient-il.

Pas un mot de félicitation, pas un sourire de satisfaction ou de fierté, rien. « Il disait toujours à son fils : “Tu vas voir, ça va être très dur.” Il voyait d’abord la charge, les responsabilités, les ennuis », raconte l’ami de toujours et ancien secrétaire général de l’Elysée, Jean-Pierre Jouyet. Lorsque, cinq ans plus tôt, Nicolas Sarkozy avait accédé à la plus haute fonction, son père avait pris un malin plaisir à minimiser sa prouesse, dans les colonnes de VSD « J’aurais été vraiment fier si l’un de mes fils avait été président des Etats-Unis ! »

Georges Hollande hébergé à l’Elysée

Ces fils sont pourtant restés là pour leurs pères. Personne n’en a jamais rien su, mais alors que son mandat s’achevait, François Hollande a hébergé un temps Georges, au palais. Ce dernier, qui sortait d’une hospitalisation, ne pouvait rentrer seul chez lui. « Il faisait le tour du parc, il avait l’air bien », raconte l’ex-président, qui allait dîner avec lui, le soir. Un jour, au détour d’un couloir, il lui lance : « Ça va ? Tu te reposes bien ? » « Qu’est-ce qu’on mange mal ici ! » grogne le père. « Il n’était jamais content, jamais heureux », résume le socialiste.

Au printemps dernier, François Hollande, confiné dans la propriété familiale de Julie Gayet, dans le Sud-Ouest, a appelé son père dans l’Ehpad où il vivait, la veille de sa mort. Il savait combien cet homme qui ne s’était pourtant jamais lié, ou si peu, au cours de sa vie souffrait de la solitude imposée par le confinement. « Est-ce que tu crois que la mort, ça fait mal ? » a demandé à son fils l’ancien médecin, soudain désarmé.

Sarkozy a aussi joué son rôle auprès de son père. Même si ça n’a pas toujours été de gaîté de cœur, comme ce jour où, alors qu’il rechignait à aller le voir à l’hôpital, son amie Isabelle Balkany lui a dit : « Ne fais pas le con, il va peut-être claquer, vas-y ! » « Pal a toujours été présent aux mariages, aux enterrements, à la pizza du dimanche à Neuilly », raconte Pierre Charon. En ces occasions, le Hongrois ne pouvait s’empêcher de faire le show, « avec son élégance de vieux play-boy qui avait son rond de serviette à la brasserie du Fouquet’s », ajoute le sénateur. « Pal, c’est une sorte de Gatsby le Magnifique », renchérit Brice Hortefeux.

Depuis qu’il est président, Emmanuel Macron voit peu son père. Ils s’appellent de temps à autre et se retrouvent « trois ou quatre fois par an », selon Jean-Michel Macron, qui précise que son fils ne voit pas davantage le reste de sa famille. La mère, son frère et sa sœur « s’en attristent », confie-t-il. Quand elle se plaint que son fils, après avoir été accaparé par sa grand-mère, se soit laissé absorber par la famille de sa femme, la mère d’Emmanuel dit sans doute tout haut ce que le père pense tout bas. « Mon ex-épouse a des réactions affectives beaucoup plus violentes que moi », élude celui-ci, que l’on perçoit sourire, de loin.

Par Vanessa Schneider et Solenn de RoyerPublié hier à 02h30